IV
DES COMMANDANTS
Huit coups tintaient à la cloche d’avant lorsque le capitaine de vaisseau James Tyacke émergea d’une descente sur la vaste dunette. L’air, comme tout le reste, était humide, poisseux et frais. Le vaisseau semblait englué dans un rideau de brouillard. Il serra bien fort ses mains dans le dos en écoutant le claquement des marteaux, le grincement des poulies çà et là. On hissait quelque espar dans les hauts. Il leva les yeux, le spectacle était étrange : huniers et hautes vergues avaient disparu sous la couche de brume, comme si l’Indomptable avait démâté au cours d’un engagement irréel.
Il frissonna. Il détestait ce climat, trop accoutumé qu’il était sans doute au soleil d’Afrique et aux horizons bleus immaculés des mers du Sud.
Il s’arrêta près des filets de branles, vides, et se pencha sur l’eau. Des allèges étaient amarrées à couple ; des embarcations, pareilles à des araignées d’eau, faisaient des allées et venues, disparaissant et resurgissant brusquement dans la brume.
Tel était Halifax, en Nouvelle-Ecosse. Un port plein de vie, d’activité ; une ville agréable, du moins pour le peu qu’il en avait aperçu. Il effleura les filets, froids comme du métal en ce triste jour. Mais cela ne durera plus très longtemps, songea-t-il. Les travaux allaient s’achever sous peu, ce qui, si l’on pensait au mauvais temps qui régnait dans ce lieu en hiver et aux exigences de tous les bâtiments de guerre mouillés sur place, était une réussite dont on pouvait être fier. Six mois avaient passé depuis qu’ils étaient revenus au port après ce combat féroce contre les deux frégates américaines. Leur plus grosse prise, l’Unité, avait déjà pris le chemin de l’Angleterre, où elle ferait l’objet de tous les soins. Avec les graves avaries qu’elle avait subies, Tyacke doutait qu’elle ait survécu à la traversée de l’Atlantique, sauf à actionner les pompes à tous les quarts.
Il serra ses mâchoires pour empêcher ses dents de claquer. D’autres commandants auraient enfilé un gros manteau de mer pour se protéger du froid. Pas Tyacke. L’équipage de l’Indomptable était obligé de travailler dans sa tenue habituelle, et lui ne voulait pas tirer avantage de son rang. Chez Tyacke, ce n’était pas une manière d’impressionner ses hommes. C’était sa façon d’être.
Comme les filets de branles laissés vides. D’ordinaire, quand on sonnait le branle-bas et que les hommes se levaient à l’aube d’une nouvelle journée de travail au port, c’est là que l’on serrait les hamacs et ils y demeuraient tout le jour : lorsque l’on rappelait aux postes de combat, ils offraient aux officiers et aux timoniers postés sur la dunette leur seule protection contre les éclis de bois. Mais Tyacke se disait que la vie était assez dure comme ça sur un vaisseau du roi, et quand la seule source de chaleur à bord de l’Indomptable était le fourneau de la cambuse, se retrouver le soir dans des hamacs trempés n’aurait servi qu’à rendre la vie plus inconfortable encore.
Des silhouettes apparaissaient puis disparaissaient dans la brume : officiers qui attendaient parce qu’ils avaient des questions à lui soumettre, d’autres, des instructions précises avant de descendre à terre pour embarquer tout le ravitaillement nécessaire à un bâtiment de guerre. Mon bâtiment. Mais il ne cédait jamais à l’autosatisfaction, et la fierté qu’il lui arrivait de ressentir ne lui tournait pas la tête.
On était en mars 1813. Tyacke parcourut son pont du regard. Il n’arrivait toujours pas à croire que, le mois prochain, cela ferait deux ans qu’il avait pris le commandement de l’Indomptable. Et ensuite ? Où iraient-ils, et pour quoi faire ?
L’Indomptable était plus redoutable que la plupart des bâtiments de cette classe. Construit à l’origine comme troisième-rang, comme vaisseau de ligne, on l’avait raccourci pour le transformer en frégate fortement armée. Et il en avait fait la preuve lorsque, en septembre, il s’était mesuré bord à bord avec l’Unité. Avec ses quarante pièces de vingt-quatre et quatre de dix-huit, sans compter le reste, il pouvait faire jeu égal avec ces frégates américaines plus puissamment dotées.
Entouré de marins qu’il distinguait à peine, Tyacke poursuivit sa promenade. On respectait sa solitude matinale. Il eut l’ombre d’un sourire. Cela n’avait pas été facile, mais il avait réussi à en faire un équipage. Ils l’avaient voué au diable, ils l’avaient craint, ils l’avaient haï, mais tout cela appartenait au passé désormais.
La leçon avait été tirée. Il baissa les yeux sur le pont détrempé. Eux aussi avaient payé le prix. Lorsque la brume se serait dissipée, comme le prétendait Isaac York, leur maître pilote, les réparations, les membrures et les bordés remplacés deviendraient visibles sous l’étoupe des calfats et le goudron, la peinture fraîche et le vernis. Tant d’hommes étaient morts en ce jour de septembre. Matthew Scarlett, son second, empalé sur une pique d’abordage… Son dernier hurlement s’était perdu dans les cris et la fureur, le cliquetis de l’acier et le fracas du canon. Les vaisseaux qui combattaient, les hommes qui étaient morts, oubliés pour la plupart par ceux qui les avaient connus. Et puis, précisément à cet endroit… il jeta un coup d’œil à une caisse à boulets fraîchement repeinte. L’aspirant Deane, presque un enfant, s’y était fait réduire en charpie par un énorme boulet de l’Unité. Et pendant tout ce temps, l’amiral et son grand aide de camp arpentant le pont labouré pour que les hommes les voient. Des hommes qui, enrôlés de force par les détachements de presse ou par patriotisme, se battaient pour leur vie, pour leur bâtiment. Il se reprit à sourire. Et, bien sûr, pour leur commandant, même si lui ne voyait jamais les choses de cette manière.
Tyacke avait toujours détesté l’idée de servir à bord d’un vaisseau de gros tonnage, encore moins s’il devait arborer une marque d’officier général. Bolitho l’avait fait changer d’avis. Et, bizarrement, en son absence, sans la marque du vice-amiral en tête du grand mât, Tyacke ne se sentait ni plus libre ni plus indépendant. D’être contraint de rester au port pour effectuer des réparations tout en attendant des ordres augmentait sa sensation d’oppression. Il aimait le grand large : plus que d’autres, il en avait besoin. Il effleura le côté droit de sa figure et pouvait l’imaginer comme il le voyait chaque matin en se rasant. Un visage ravagé, brûlé, inhumain. Qu’il ait gardé son œil restait un mystère.
Il songeait de nouveau à tous ceux qui étaient tombés ici et, en particulier, à ce cuisinier unijambiste, le dénommé Troughton. Tyacke se rappelait le jour où il avait pris le commandement de l’Indomptable, l’estomac noué au moment où il se disposait à lire lui-même sa lettre à l’équipage rassemblé. Il s’était obligé à supporter les regards et la pitié pendant son précédent commandement, celui du brick Larne. Un petit bâtiment, intime, où chacun dépendait du reste de l’équipage. Le Larne avait été sa vie. Bolitho l’avait qualifié un jour de commandement le plus isolé que l’on puisse imaginer, et avait compris que la solitude était ce dont Tyacke avait besoin plus que tout.
Dès le premier jour qu’il avait passé à bord de l’Indomptable, il avait compris que ceux qui l’attendaient en silence s’inquiétaient davantage de son caractère que de son visage défiguré : après tout, il était leur seigneur et maître, il avait le pouvoir de les faire ou de les défaire, selon son bon plaisir. Ce qui n’avait pas rendu plus facile cette épreuve : entamer une nouvelle vie sous les yeux d’inconnus, à bord de ce qui lui paraissait un vaisseau énorme, comparé à la Larne. Un équipage de deux cent soixante-dix officiers, marins et fusiliers. Un monde entre les deux.
Un homme l’avait aidé en cela : Troughton. L’équipage de l’Indomptable, incrédule, avait vu son nouveau commandant, cet homme défiguré, serrer dans ses bras cet homme estropié par la même bordée qui avait fauché les canonniers de Tyacke au cours de ce que l’on appelait désormais le « combat d’Aboukir ». Troughton n’était alors qu’un jeune marin. Tyacke l’avait cru mort, comme la plupart de ceux qui se trouvaient autour de lui lorsque l’univers avait explosé.
Puis Troughton avait disparu pour de bon. Tyacke ne l’avait appris que deux jours après la bataille qui les avait opposés aux Américains. Il ne savait même pas d’où il venait ni s’il avait quelqu’un pour le pleurer.
Il sentit un léger mouvement contre sa joue, le vent se levait. Une fois de plus, York pourrait bien avoir raison. Il avait de la chance de posséder un maître pilote de cet acabit : York ne devait sa promotion qu’au seul moyen que respectait Tyacke, à force de compétence et d’expérience.
Ainsi donc, le brouillard allait se lever ; ils reverraient le port une fois encore, les vaisseaux et la ville, la batterie principale bien située, capable de repousser toute attaque ennemie – si insensée fut-elle – d’un officier qui viendrait tenter de détruire un bâtiment marchand ou quelques-unes des prises faites aux Américains.
La frégate américaine Baltimore faisait partie du lot, abandonnée et laissée dans le même état qu’après la bataille. Elle était hors d’usage, on en ferait peut-être un ponton ou un dépôt de ravitaillement. Mais, isolée et à moitié échouée comme elle était, elle vous rappelait constamment ce jour où ils s’étaient mesurés, avant de les battre, avec des frégates américaines de force supérieure.
Sir Richard Bolitho n’allait plus tarder à les rejoindre. Tyacke en arrêta presque sa promenade. Et si on l’envoyait ailleurs ? L’Amirauté ne craignait pas de changer d’avis. Grâce aux dépêches qu’avait apportées le dernier brick courrier, Tyacke savait que Valentine Keen allait arriver incessamment à Halifax. Il devait mettre sa marque à bord de la Walkyrie – encore un deux-ponts reconverti, comme l’Indomptable – avec Adam Bolitho pour capitaine de pavillon. Difficile de se faire à l’idée qu’il allait revenir dans ces eaux. Tyacke avait rencontré Keen, il avait assisté à son mariage, mais il ne jugeait pas le connaître vraiment. Ce serait son premier commandement d’officier général : il risquait de se montrer assoiffé de gloire. Et il avait récemment perdu femme et enfant. Tyacke effleura son visage brûlé. Voilà qui vous blessait un homme bien plus profondément que ce que croient la plupart des gens.
Il aperçut un canot de rade qui passait par le travers. Les fusiliers rectifièrent la position dans la chambre en voyant l’Indomptable se dessiner au-dessus d’eux dans le brouillard qui s’estompait.
Ses pensées revinrent à la Walkyrie, encore invisible au milieu du port noyé dans la brume. Peter Dawes la commandait, il remplissait la fonction de commodore par intérim en attendant l’arrivée de Keen : capitaine de vaisseau confirmé, jeune, très accessible et compétent. Mais tout cela avait ses limites. Dawes était fils d’amiral, on prétendait qu’il serait promu contre-amiral dès qu’il aurait été remplacé. Tyacke avait toujours nourri quelques doutes à son sujet. Il avait même ouvertement déclaré à Bolitho que Dawes serait peut-être réticent à l’idée de risquer sa réputation et ses chances de promotion le jour où l’on aurait précisément besoin de lui. Tout cela était désormais inscrit dans le livre de bord : le passé est le passé. En ce terrible jour, ils s’étaient battus et l’avaient emporté. Tyacke se souvenait encore de sa fureur et de son désespoir : il avait ramassé une hache d’abordage qui traînait là et l’avait lancée dans l’une des descentes de l’Unité. Il entendait encore ce qu’il avait dit, des mots qui sans cesse le narguaient. Et tout ça pour quoi ?
Bolitho les avait mis en garde au sujet de leur adversaire. Il ne s’agissait pas d’un ennemi étranger, en dépit de ce que proclamaient les pavillons. Il ne s’agissait pas de Français, de Hollandais ni d’Espagnols, adversaires ô combien familiers. Ils entendaient des gens qui parlaient leur langue, celle de ceux qui s’étaient installés dans le Nouveau Monde et qui se battaient pour ce qu’ils jugeaient être leur liberté. L’accent de gens de l’Ouest, des Downs, de Norfolk et d’Ecosse. Comme si vous vous battiez contre votre propre chair et votre propre sang. Voilà ce qui faisait la différence avec cette guerre, et elle était énorme.
Au cours de l’une de ses visites à bord de la Walkyrie, Tyacke avait dit ouvertement ce qu’il pensait du rappel de Bolitho à Londres. Et il n’avait pas mâché ses mots. Insensé, voilà ce qu’il avait déclaré. On avait besoin de Bolitho ici même, pour commander et pour exploiter leur victoire si durement gagnée.
Il se revoyait en train d’arpenter la vaste grand-chambre devant Dawes, assis à sa table un verre de prix à la main. Amusé ? Indifférent ?
Tyacke avait ajouté :
— Le temps va bientôt s’arranger, les Yankees vont être contraints de bouger. S’ils ne peuvent l’emporter sur mer, ils vont nous presser sur terre. Ils peuvent concentrer de l’artillerie jusqu’à la frontière canadienne.
Dawes avait hoché la tête.
— Je ne pense pas. On peut négocier un arrangement, quel qu’il soit. Vous devriez faire plus de crédit à Leurs Seigneuries, à la fois pour ce qu’elles sont et pour ce qu’elles savent.
Mais Tyacke l’écoutait à peine.
— Nos soldats se sont emparés de Détroit alors que toute une armée yankee défendait la ville. Croyez-vous vraiment qu’ils ne vont pas tout faire pour la reprendre, et donner une sévère leçon à nos soldats pour ce qu’ils leur ont fait subir ?
Dawes avait fini par perdre son calme.
— Il y a les Grands Lacs à traverser, des fleuves à franchir, des forts à neutraliser. Croyez-vous que nos cousins américains, les « Yankees », comme vous les appelez de façon si originale, ne vont pas peser le prix que leur coûterait une tentative aussi insensée ?
En dehors d’un échange au sujet de l’invitation à Noël du commandant en chef de l’armée de terre, ils ne s’étaient presque plus adressé la parole depuis lors.
Aux yeux de Dawes, devenir amiral était plus important que tout, et il commençait apparemment à se conduire comme si ne rien faire et garder le plus gros de l’escadre confiné à Halifax était plus séduisant que de prendre une initiative qui aurait pu lui valoir des retours de bâton, si elle n’était pas jugée stupide voire pis.
Tyacke reprit sa promenade. Dehors, que cela plaise ou non, il y avait des vaisseaux ennemis constituant une menace permanente. Dawes n’avait autorisé que des croisières réduites et n’avait jamais laissé sortir autre chose qu’un brick. Il soutenait que l’évasion d’Adam Bolitho, sa vengeance à bord de La Fringante, la victoire personnelle de Bolitho, tout cela allait pousser les Américains à y réfléchir à deux fois avant de harceler les convois entre Halifax et les Antilles. Napoléon battait en retraite : les dépêches ne parlaient que de ça. Tyacke pesta en silence. Cela faisait des années qu’il entendait la même chanson, depuis l’époque où Napoléon avait fait débarquer son armée en Egypte, et où le feu des Français lui avait brûlé le visage.
Et le jour où la paix reviendrait, rêve impossible, que deviendrait-il, lui ? Il n’y avait rien en Angleterre pour lui. A son dernier passage, lorsqu’on lui avait donné l’Indomptable, il s’y était senti comme étranger. L’Afrique ? Il y avait été heureux. Ou était-ce une illusion de plus ?
Il aperçut le second, John Dauberny, qui essayait d’attirer son attention. Tyacke avait un moment caressé l’idée de trouver un officier plus ancien pour remplacer Scarlett. Dauberny, comme la plupart des membres du carré, était jeune, peut-être trop jeune pour devenir second. Dawes avait proposé un de ses officiers pour prendre le poste. Tyacke fit la moue. C’est sans doute ça qui avait emporté sa décision. Ce jour-là, en septembre, Dauberny avait mûri. C’était ainsi, dans la marine. Un homme mourait ou était muté : un autre prenait sa place. Même ce pontifiant d’aspirant Blythe, confirmé dans son grade d’enseigne et devenu ainsi le plus jeune officier du bord. Il était devenu responsable, attentif à tous les détails, à la grande surprise de Tyacke et de sa division qui l’avaient connu si arrogant lorsqu’il n’était encore qu’aspirant. Maintenant, ils le respectaient, fût-ce à contrecœur. Ils ne l’aimeraient jamais, mais c’était un début, et Tyacke en était heureux.
— Oui, monsieur Daubeny ?
L’officier le salua.
— L’avitaillement sera achevé dans la journée, commandant.
Tyacke grommela on ne sait quoi. Il imaginait son bâtiment dans le lointain, sa belle allure sur l’eau, il essayait de retrouver ses sensations.
— Dites à mon maître d’hôtel de faire préparer le canot lorsque ce sera l’heure. Nous allons peut-être devoir déplacer de la poudre et des boulets plus sur l’arrière. Cette belle enfant aura envie de voler sur les flots lorsqu’elle retrouvera enfin le grand large !
Il ne se rendait même pas compte de la fierté qui transparaissait dans le ton de sa voix. Daubeny, lui, l’avait bien remarquée. Il savait qu’il ne serait jamais proche de son commandant. Tyacke ne laissait jamais paraître aucune émotion, comme s’il craignait de montrer ses sentiments profonds. Sauf avec Bolitho : Daubeny avait perçu dans leurs rapports de l’amitié et le respect qu’ils se portaient l’un à l’autre. Il les revoyait ensemble, sur ce pont si tranquille. On avait peine à croire qu’il s’y fut passé tant de choses, qu’un spectacle aussi épouvantable fût seulement possible. Une petite voix intérieure lui susurrait : J’ai survécu. Daubeny reprit :
— Je serai heureux de revoir la marque de Sir Richard, commandant.
Il ne cilla même pas lorsque Tyacke lui fit face. Combien cela doit être pire pour lui, songea-t-il. Ces regards, cette répulsion, et… oui, ce rejet. Tyacke lui sourit.
— Vous parlez en notre nom à tous, monsieur Daubeny ?
Mais il se détourna en voyant arriver York, le pilote, qui émergeait d’une descente, sans un regard au brouillard qui se dissipait.
— Vous aviez raison, monsieur York ! Vous nous avez amené le beau temps !
Puis, tendant le bras, il lança soudain :
— Écoutez !
Dans les entreponts, le bruit des marteaux et les piétinements s’étaient tus. Seulement six mois depuis que le dernier boulet s’était écrasé parmi ses hommes, causant un véritable carnage… Ils s’étaient magnifiquement conduits.
York le regardait, l’air grave. Durant ces deux ans, combien de fois avait-il ainsi observé les humeurs de son commandant, son anxiété, son air de défi ! Un jour, il avait entendu Tyacke dire à propos de Sir Richard Bolitho : « Je n’en servirais pas d’autre. » Lui aurait pu en dire autant de cet homme courageux, si seul.
— Alors, commandant, c’est que nous sommes parés !
Daubeny les écoutait, tout ouïe. Au début, il avait cru qu’il ne pourrait jamais enfiler les bottes du lieutenant de vaisseau Scarlett, lorsque ce dernier était tombé. Il avait peur, tout simplement. Mais c’était du passé. Désormais, Scarlett n’était plus qu’un fantôme parmi d’autres, il ne le menaçait plus.
Il leva les yeux vers les voiles ferlées qui laissaient dégoutter de l’eau. On eût dit une pluie tropicale. Comme son bâtiment, ce « vieil Indom » ainsi que l’appelaient les hommes, il était paré.
Cela faisait trois semaines que le HMS Le Vigilant avait quitté Portsmouth, dans le Hampshire, pour rallier Halifax, en Nouvelle-Ecosse. Plus que quelques jours avant l’atterrissage. Adam Bolitho, qui avait pourtant connu de rudes moments lorsqu’il commandait une frégate, ne se rappelait pas de traversée aussi dure. Février avait passé, puis mars. L’Atlantique avait sorti toutes ses ruses et montré ses plus méchantes humeurs pour les gêner.
C’était le premier commandement du jeune commandant du Vigilant, mais il était déjà à bord depuis deux ans. Mais deux ans à bord d’une frégate que l’on employait presque exclusivement à transporter des dépêches importantes destinées à des amiraux ou à des escadres lointaines, voilà qui équivalait à une vie entière à bord d’un vaisseau plus modeste. Cap au suroît, livré aux tempêtes de l’Atlantique, les hommes étourdis par le choc des lames qui déferlaient à bord, ou en grand péril de se faire arracher aux hautes vergues lorsqu’ils se débattaient des pieds et des poings en luttant contre des voiles à demi gelées qui pouvaient vous arracher les ongles aussi facilement que du zeste de citron. Dans de telles conditions, le quart devenait un véritable cauchemar. Pour apprécier leur progression quotidienne, ils étaient dans l’impossibilité de seulement mouiller le loch et devaient se contenter de l’estime ou, comme disait leur pilote, de deviner et de faire confiance au Ciel.
Pour les passagers confinés en bas, la vie n’était guère confortable, mais étrangement, ils restaient à l’écart du reste du bâtiment et de l’équipage harassé, sans cesse rappelé sur le pont aux écoutes, ou qui devait grimper dans la mâture pour pendre un ris alors qu’il venait tout juste de se voir accorder un moment de répit dans les postes. Le seul fait d’essayer de faire venir de la nourriture chaude depuis la cambuse qui ballottait en tous sens relevait de l’acrobatie.
Ainsi tenus à l’écart de la vie du vaisseau et de son combat quotidien contre leur ennemi commun, Adam et son nouvel amiral, curieusement, ne se côtoyaient pas. Keen passait le plus clair du temps à lire les instructions interminables de l’Amirauté, ou prenait des notes en étudiant diverses cartes éclairées par des fanaux dansant une gigue effrénée. On les gardait allumés nuit et jour : les fenêtres de poupe ne laissaient filtrer qu’une maigre lumière. Les vitres étaient soit couvertes d’écume après un coup de chien, soit tapissées d’une croûte de sel qui déformait les lames et les transformaient en créatures grimaçantes et chargées de menace.
Adam appréciait tout à sa juste valeur. Si Le Vigilant n’avait été qu’une vulgaire frégate, il aurait été sous-armé ou, en tout état de cause, armé par de nouveaux embarqués sans expérience, enrôlés de force par la presse ou qui s’étaient vu offrir ce choix par un tribunal. La mission du Vigilant exigeait absolument qu’il dispose de marins amarinés ayant longtemps travaillé ensemble, assez longtemps pour connaître les qualités de leur bâtiment et la valeur de leur commandant. Adam y pensait souvent, c’était ici comme avait été l’Anémone.
Chaque fois que ses tâches le lui permettaient, le commandant Hyde se faisait un devoir de leur rendre visite. Pas étonnant qu’il leur ait cédé ses appartements : Hyde passait autant d’heures sur le pont et peut-être davantage que n’importe lequel de ses hommes.
Adam saisissait toutes les occasions pour se tenir avec Keen dans la chambre. Il avait abondamment approvisionné le carré en vin. Il était hors de question de boire quelque chose de chaud. Et pourtant, le vin n’ajoutait guère de liant à leurs conversations.
Hyde l’avait sans doute remarqué : Keen n’avait jamais eu d’exigences impossibles à satisfaire, il ne s’était jamais plaint de l’inconfort, il n’avait jamais demandé que l’on change d’amure pour aller chercher des eaux plus calmes, quitte à perdre du temps. Cela, visiblement, avait surpris Hyde, même après qu’Adam lui eut fait la description de l’amiral.
Une seule fois, alors que Hyde, rendant les armes, avait mis Le Vigilant sous voilure de tempête en attendant que le mauvais temps se calme, Keen avait paru sur le point de lui faire partager ses pensées. Plus tard, Adam se fit la réflexion que tout aurait été plus facile pour eux deux s’ils avaient été totalement étrangers l’un à l’autre. Keen lui avait dit :
— Vous ne pouvez savoir combien j’ai été content de recevoir la lettre par laquelle vous acceptiez ce poste. Nous nous connaissons depuis longtemps, nous avons eu et perdu beaucoup de bons amis.
Il avait hésité, songeant peut-être à l’Hypérion. Il était capitaine de pavillon de Bolitho lorsque le vieux vaisseau avait sombré.
— Nous avons vu de beaux bâtiments disparaître.
Ils écoutaient le vent siffler, la mer qui chuintait contre les vitres de poupe, comme une grotte pleine de serpents.
— Je me dis parfois que la mer n’est pas plus tyrannique que la guerre.
Apparemment, il avait envie de parler ; Adam s’était surpris à le regarder d’un œil neuf. Lorsque Keen avait été accueilli à bord, à Portsmouth, avec les honneurs, en présence du major général qui avait tenu à le saluer en personne, Adam avait senti resurgir sa vieille blessure et sa rancune. Keen n’avait jamais laissé paraître le moindre signe de tristesse, ni alors ni plus tard. Il n’avait pas davantage fait allusion à Zénoria, si ce n’est pour répondre aux quelques mots confus que lui avait glissés le major général en guise de condoléances. Keen avait poursuivi :
— Lorsque j’étais capitaine de pavillon de votre oncle, alors que je le connaissais depuis que je n’étais que tout jeune aspirant, je ne savais pas trop jusqu’où aller dans les confidences avec lui. Peut-être ne comprenais-je pas la différence qui existe entre la position de capitaine de pavillon et celle de commandant, comme notre jeune Martin Hyde. Sir Richard m’a appris comment faire, sans faveur, sans tirer parti de son rang pour m’empêcher d’exprimer mon opinion. Cela a eu une énorme importance pour moi et j’espère que je n’ai pas déçu sa confiance – il eut un sourire un peu triste. Ou son amitié, qui compte tellement, et qui m’a aidé à ne pas sombrer dans la folie.
Il ne parvenait pas à imaginer Keen et Zénoria ensemble. Keen, toujours plein d’assurance, qui plaisait aux femmes, avec ses cheveux d’une blondeur telle qu’ils en paraissaient presque blancs par contraste avec son visage bronzé. Mais… les imaginer amants… cette seule pensée le révulsait.
Le mousse, John Whitmarsh, jambes bien écartées pour résister au roulis, lèvres serrées par la concentration, vint poser du vin sur la table.
Keen l’avait observé et, lorsqu’il se fut retiré, avait déclaré d’un ton absent :
— Un gentil garçon. Qu’allez-vous en faire ?
Sans attendre une réponse qu’il n’espérait peut-être pas, il avait ajouté :
— J’aurais dû faire des projets pour mon fils, Perran. J’aurais dû consacrer plus de temps à essayer de le connaître.
Whitmarsh était venu débarrasser la table, aidé par l’un des garçons du commandant. Keen avait alors repris :
— Je veux que vous vous sentiez libre de me dire ce que vous pensez, Adam. Vous et moi sommes l’amiral et son commandant, mais avant tout, nous sommes amis. Comme c’était le cas, et ce l’est toujours, avec votre oncle.
Il semblait mal à l’aise, tourmenté.
— Et avec Lady Catherine, cela va sans dire.
Le Vigilant avait fini par changer de cap pour venir au nord-ouest quart nord, afin de profiter des alizés qui avaient bien voulu se montrer coopératifs. C’est ainsi qu’ils entamèrent au près serré la dernière partie de la traversée.
À propos de Halifax, Keen lui avait dit :
— Mon père a des amis là-bas…
Il y avait toujours cette pointe d’amertume dans le ton de sa voix :
— Des relations commerciales, je crois bien – puis encore : Je meurs d’envie de faire quelque chose. Peter Dawes aura peut-être obtenu des nouvelles fraîches d’ici notre arrivée.
Une autre fois, alors qu’ils avaient enfin la possibilité de se promener sur la dunette – on entrapercevait même sur les crêtes un mince rayon de soleil dans l’obscurité – Keen avait fait allusion à l’évasion d’Adam et au fils d’Allday, lequel avait tout risqué pour l’aider, tout ça pour tomber lors du combat contre l’Unité. Keen s’était arrêté pour admirer des mouettes qui rasaient la mer à quelques centimètres de la surface en poussant des cris de bienvenue. Puis il avait repris :
— Je me souviens, lorsque nous étions ensemble dans la chaloupe, et que ce satané Pluvier Doré a sombré.
Il s’était exprimé avec une telle véhémence qu’Adam l’avait senti qui revivait exactement ces moments.
— Il y avait quelques oiseaux qui survolaient la chaloupe. Nous étions presque morts. Et sans Lady Catherine, je ne sais pas ce que nous serions devenus. J’ai entendu votre oncle lui dire : Ce soir, ces oiseaux vont aller nicher en Afrique – Keen regardait Adam sans le voir. Et c’est ce qui a fait toute la différence. La terre, me suis-je dit. Nous ne sommes plus seuls, nous pouvons espérer.
Et tandis que les milles s’égrenaient dans le sillage du Vigilant, Adam n’avait plus guère eu droit aux confidences de son nouvel amiral. Les autres auraient pu se dire : il a de la chance, il possède tout ce qu’il désire. En réalité, son grade était son seul bien.
Et puis il y avait eu la dernière journée, ils étaient tous deux sur le pont, l’air glacial leur cisaillait la figure.
— Avez-vous jamais songé à vous marier, Adam ? Vous devriez. La vie est dure pour les femmes, mais je me dis parfois…
Dieu soit loué, la vigie avait alors crié :
— Ohé du pont ! Terre par l’avant sous le vent !
Hyde était venu les rejoindre, épanoui. Il frottait ses mains rugueuses. Heureux que tout soit terminé, encore plus content d’être bientôt déchargé de ses responsabilités provisoires.
— Avec un peu de chance, nous serons au mouillage demain avant midi, amiral.
Il regardait l’amiral, mais s’adressait en fait à Adam. La satisfaction d’avoir réussi un bel atterrissage. Même la mer semblait plus calme, jusqu’au prochain défi.
Keen s’était avancé jusqu’à la lisse de dunette sans voir les badauds qui n’étaient pas de quart. Ils discutaient, certains riaient même en partageant la fierté de ce qu’ils avaient accompli ensemble. Les hommes contre la mer.
Keen avait ordonné sans tourner la tête :
— Vous pouvez hisser ma marque en tête d’artimon dès que le jour sera levé, monsieur Hyde.
Il avait alors fait volte-face pour les regarder.
— Et merci.
Mais il avait semblé s’adresser à quelqu’un d’autre. Hyde lui avait alors demandé :
— Puis-je vous inviter ainsi que le commandant Bolitho à souper avec mes officiers et moi-même, amiral ? C’est pour nous une occasion exceptionnelle.
Adam avait regardé Keen : le visage de marbre, vide, comme celui d’un étranger.
— Je crains de ne pouvoir accepter, commandant. J’ai des documents à examiner avant que nous jetions l’ancre – puis, pour faire malgré tout un effort : Mon capitaine de pavillon sera très honoré.
C’est peut-être à cet instant, et à cet instant seulement, que le choc de la perte qui l’avait frappé s’était fait sentir.
Ils allaient connaître tous les deux un nouveau commencement.
Richard Bolitho traversa le pont de sa chambre pour s’arrêter près de la table où Yovell était occupé à faire fondre de la cire avant de sceller l’un des nombreux ordres qu’il avait recopiés.
— Je crois que ce sera tout pour aujourd’hui.
Le pont avait recommencé à remuer et la tête de safran cognait à grand fracas. Le transport, le Royal Enterprise, levait à la lame avant de replonger dans un hachis de gros creux. Il savait qu’Avery l’observait, bien en sécurité dans un grand fauteuil fermement saisi entre deux anneaux de pont. La traversée était pénible, même pour un bâtiment accoutumé à subir pareille violence. Mais la fin était proche. Pourtant, il n’avait toujours pas retrouvé sa sérénité ni surmonté ses doutes en songeant à cette guerre ingagnable, mais que l’on ne pouvait pas perdre non plus. Il s’accrochait, refusait de rendre les armes, même lorsqu’un océan les séparait.
— Bon, George, lui dit-il, nous allons dîner sans tarder. Je suis heureux d’avoir pour aide de camp un officier qui conserve son appétit, même lorsque l’Atlantique est de méchante humeur !
Avery sourit. Il aurait dû être habitué à cet homme, depuis le temps. Mais il se laissait encore surprendre par cette façon qu’avait Bolitho de reléguer ses soucis personnels à l’arrière-plan ou, du moins, de ne pas les montrer aux autres. Ni à moi. Avery avait deviné ce que l’appel du devoir lui avait coûté, mais, lorsqu’il était monté à bord du transport, à Plymouth, rien ne laissait paraître la souffrance que lui causait la séparation d’avec sa maîtresse après un aussi bref intermède.
Bolitho contemplait la dernière goutte de cire qui tombait sur l’enveloppe, comme du sang, avant que Yovell y applique son sceau. Il ne s’était pas épargné, mais savait fort bien que, le temps qu’ils atteignent Halifax et retrouvent l’escadre, tout pouvait avoir changé, rendant inutiles les derniers renseignements en leur possession. Lorsque l’on fait la guerre en mer, le temps et la distance sont déterminants. L’instinct, le sort, l’expérience sont tout et rien à la fois, mais l’ignorance se révèle souvent fatale.
Avery contemplait à travers les vitres épaisses des fenêtres de poupe la mer qui se ruait sur eux. Le vaisseau s’était révélé plus confortable que ce à quoi ils s’étaient attendus, et l’équipage, résistant et discipliné, habitué à ces traversées rapides où il fallait éviter tout contact avec des navires suspects pour ne pas avoir à se battre. Les ordres de l’Amirauté destinés à ces bâtiments et à leurs patrons étaient extrêmement clairs : ils devaient déposer leurs passagers ou leurs modestes mais précieuses cargaisons à n’importe quel prix. En général, ils étaient peu armés : le Royal Enterprise n’embarquait que quelques neuf-livres et une poignée de pierriers. Leur objectif, c’était la rapidité, pas la gloire.
Ils n’avaient connu qu’un seul incident. Le bâtiment avait subi un grain violent alors qu’il s’apprêtait à virer de bord. Le petit mât de perroquet et sa vergue étaient tombés, l’une des embarcations avait été arrachée de son chantier et était passée par-dessus bord comme du bois de flottage. L’équipage s’était immédiatement mis au travail ; les hommes étaient habitués à ce genre de fortune de mer, mais le patron, un solide gaillard nommé Samuel Tregullon, était hors de lui. Il était immensément fier des exploits de son bâtiment et de sa capacité à suivre à la lettre les instructions de l’Amirauté dont les membres, à son avis, n’avaient jamais mis le pied sur un pont. Subir un retard avec à son bord un passager aussi important, et un pays cornouaillais, qui plus est, était déjà assez fâcheux. Mais, comme il l’avait confié en dégustant un quart de rhum alors qu’il rendait visite à l’amiral dans sa chambre, un second transport, pratiquement identique au sien, le Royal Herald, avait appareillé de Plymouth quelques jours après eux et allait toucher Halifax avant eux.
Bolitho avait dit un peu plus tard à Avery :
— Encore ces vieilles rivalités entre Cornouaillais. Je parie qu’aucun des deux ne se souvient depuis combien de temps ça dure.
Bolitho l’avait interrogé sur son séjour à Londres, mais sans pousser les choses trop avant, ce dont Avery lui était reconnaissant. Pendant les longs quarts de nuit, au cours desquels il restait éveillé, alors qu’il écoutait les grondements de la mer et les gémissements des membrures, il ne pensait guère à autre chose.
Il n’avait pas éprouvé de sentiment de triomphe ni de vengeance, contrairement à ce qu’il aurait cru. Se gaussait-elle de lui ? Jouait-elle, comme elle l’avait fait dans le temps ? Ou bien, cela aussi, était-ce le fruit de son imagination ? Une femme comme elle, si imperturbable, tellement à son aise au milieu de gens qui vivaient dans un univers totalement différent du sien à lui… Pourquoi aurait-elle pris autant de risques si elle n’éprouvait aucun sentiment pour lui ?
Toutes ces questions qui le taraudaient sans cesse ne recevaient pas la moindre réponse.
Il aurait dû la laisser. Pour commencer, il n’aurait jamais dû se rendre chez elle. Il jeta un coup d’œil à Bolitho, en grande discussion avec Yovell : on croirait deux amis et non pas un amiral avec son domestique. Que dirait Bolitho s’il apprenait que son épouse, Belinda, était présente ce jour-là, visiblement à son aise dans ce monde élégant et superficiel ?
Yovell se leva et fit la grimace en sentant le pont se balancer.
— Eh bien, ils ne se sont pas trompés sur mon compte, sir Richard. Faut-il que je sois fou pour avoir embrassé la carrière de marin !
Il rassembla ses papiers et se prépara à se retirer, peut-être avant d’aller rejoindre Allday et Ozzard avant le souper. La séparation devait être difficile pour Allday, et il allait attendre longtemps sa première lettre. Avery savait qu’il la lui apporterait pour qu’il lui en fasse la lecture. Un autre lien précieux dans leur petit équipage : Allday avait sa fierté, et Avery avait été touché de sa simplicité et de la dignité avec laquelle il l’avait prié de lui lire les lettres d’Unis, qu’il ne pouvait lire lui-même.
Susanna lui écrirait-elle jamais ? Cet espoir pathétique lui donnait envie d’éclater de rire. Bien sûr que non, elle n’en ferait rien. Sous quelques semaines, elle l’aurait oublié. Elle avait de la fortune, elle était belle, et elle était libre. Mais ce soir, il allait encore rêver d’elle… Il avait été tenté de comparer sa situation à celle de Bolitho et de sa maîtresse, tout en sachant que c’était ridicule. Il se trouvait dans une impasse, cette histoire n’avait aucun avenir. Ne lui restaient que des souvenirs.
Il releva les yeux, craignant d’avoir manqué quelque chose, se demandant si Bolitho ne lui avait pas adressé la parole. Mais ils n’avaient pas bougé, leurs silhouettes se découpaient devant les fenêtres grisâtres de poupe. La mer paraissait moins menaçante au fur et à mesure que l’obscurité tombante la faisait disparaître.
Bolitho se tourna vers lui.
— Avez-vous entendu ?
Yovell s’appuya contre la table.
— Encore un coup de chien, sir Richard.
— Ce n’est pas ce que dit le baromètre – il se raidit. Tenez, encore.
— Le tonnerre ? suggéra Yovell.
Avery s’était dressé à son tour. La vie à bord était si différente de celle d’un bâtiment de guerre ; la traversée était trop longue, sans rien d’autre que l’océan auquel se mesurer. Un jour suivait l’autre, les semaines s’écoulaient. Et soudain, on oubliait la routine et l’ennui. Il finit par dire :
— Le son du canon, amiral.
Quelqu’un gratta à la porte. Allday pénétra dans la chambre. Quand il le voulait, il avait le pas léger – cette grande carcasse dont la blessure ancienne le faisait souffrir bien plus qu’il ne voulait l’admettre.
Tregullon vint les rejoindre et annonça d’une voix bourrue :
— Nous avons essayé, sir Richard. Mais de toute façon, c’était trop tard.
Il voyait Bolitho de profil.
— J’ferions mieux de changer de cap.
Il allait se retirer lorsqu’ils entendirent quelqu’un appeler d’une voix glacée, tendue, pareille au cri d’un faucon :
— Y a des épaves dans l’eau, commandant ! Par l’avant sous le vent !
Et il y en avait un paquet. Des planches, des membrures, des cordages qui flottaient à la dérive, et des embarcations brisées ou qui s’étaient détachées, la plupart carbonisées et pleines d’éclis après un bombardement féroce.
Bolitho attendit que le bâtiment soit dans le lit du vent.
On affala une embarcation sous les ordres d’un quartier-maître.
Il y avait quelques morts qui ballottaient comme s’ils dormaient au gré des vagues qui les emportaient. Le canot avançait lentement entre les corps ; le brigadier tirait les cadavres détrempés du bout de sa gaffe pour les accoster le long du bord et s’en débarrasser, répugnant peut-être à interrompre leur dernier voyage.
A l’exception d’un seul. Le quartier-maître s’arrêta sur son sort. Même sans lunette, Avery distinguait son visage, les blessures béantes – tout ce qu’il restait d’un homme.
Le canot rentra à bord, on le hissa sans faire plus d’histoires. Avery entendit le patron qui donnait quelques ordres pour remettre en route. Lentement, sans se presser : comme d’habitude, le bâtiment était prioritaire.
Puis il retourna à l’arrière et attendit que Bolitho le voie.
— Mon quartier-maître connaissait ce mort, sir Richard. Et j’crois qu’on connaît la plupart d’entre eux.
— C’était le Royal Herald, n’est-ce pas ? demanda Bolitho.
— C’était lui, amiral. A cause qu’on a perdu not’petit perroquet, il a gagné sur nous. Ils attendaient. Ils savaient qu’on arrivions, et, d’une voix rauque, à peine audible : C’étions vous qu’y z’étions après, sir Richard. Ils voulaient vot’peau.
Bolitho posa la main sur son bras noueux.
— Ça m’en a tout l’air. Et au lieu de cela, de braves gens sont morts.
Il se détourna et regarda Avery, puis Allday qui se tenait en retrait.
— Mes amis, nous pensions que nous avions laissé la guerre derrière nous. A présent, c’est elle qui vient à notre rencontre.
On ne sentait ni colère ni amertume, seulement de la tristesse. Le répit était terminé.